Smartt Bell, Madison (2004) Actes Sud. Arles.
Le Maître des Carrefours ( 950 pages. 29 € 50)
Un article de Christophe Wargny (paru dans « Le Monde Diplomatique » Décembre 2004)
[ Après « Le soulèvement des âmes » ( Actes Sud (Collection Babel » Arles 2004) et avant un troisième et dernier tome à venir en Français, nous saurons tout, ou tant, sur Saint Domingue, de la colonie la plus riche du monde aux premiers pas de l’indépendance d’Haïti ! Une somme historique, une saga romanesque, une fresque immense, douze années oubliées qui changèrent un monde : l’écrivain américain Madison Smartt Bell, fin connaisseur du terrain et des archives, restitue le chambardement à tous les échelons.
De cette révolte des esclaves qui réussit, pas un chapitre ne manque, pas un registre qui lui échappe. Pas un sentiment ni une définition qui ne finisse par trouver sa place et éclairer la troisième révolution du XVIIIième siècle. La trilogie frisera les trois mille pages.
On sait bien ce qu’il y a dans la tête des planteurs ou de l’armée blanche : le préjugé des couleurs devenu haine raciale. Mais dans celle des esclaves ou des marrons, ou bien dans celle des nouveaux chefs dont émerge Toussaint ? Chez les mulâtres ou les petits Blancs ? La guerre des races et des classes se joue à plusieurs. Chacun à son tour est victime ou bourreau. M. Smartt Bell s’évertue à nous le faire sentir, nous menant des plus humbles aux hommes de pouvoir. Il ne nous épargne aucun raffinement de cruauté ou de perversité, celles d’en haut ou des ordinaires d’en bas : affranchis devenus « Condottieres », esclaves devenus Tyranneaux, généraux français de l’Ancien ou du nouveau Régime, commissaires révolutionnaires.
Madison Smartt Bell s’attache et pardonne plus facilement aux humbles. Quand paraissent s’effacer tous les repères, la violence demeure, inexorable. Struggle for life, vie sans prix, horreur nouvelle si conforme à l’ancienne. Le premier tome appréhendait une révolte inattendue, le deuxième cerne Toussaint Louverture, celui qui d’une jacquerie fait une révolution. Bell a un faible pour le proconsul, tout à la fois sévère, tendre, crédule et malin. Toussaint est chef d’orchestre, homme d’ordre et d’organisation, de sensibilité et de promptitude. Un homme en qui tant se reconnaissent, mais un homme seul : seul à refuser la logique génocidaire à laquelle chacun adhère et que tous promeuvent. A Ogun la guerre, il préfère Legba réflexion et carrefour. Ou hésite entre Dieu(x) et Lumières.
Toussaint Louverture conquiert la liberté et croit à l’entente. L’homme en mourra. Dessalines, qui lui succède, fait tuer tous les blancs. Haïti naît donc. A quel prix, quand notre mémoire a effacé l’histoire ? Madison Smartt Bell nous la restitue. Jusqu’au bout aussi romancier qu’historien. Avec la volonté, au-delà du déchaînement d’horreur, d’ouvrir des pistes pour comprendre, de chercher l’humanité. En Haïti, chez quelques-uns, quelque part. »
Victor Gary
« Je sais quand Dieu vient se promener dans mon jardin ». (2004)
Collection « vents d’ailleurs » 189 pages. Roman.
Né à Port au Prince, Gary Victor est incontestablement l’un des romanciers haïtiens les plus lus en Haïti. Outre son travail d’écriture, Gary Victor est scénariste pour la radio et la télévision. Esprit rebelle, indépendant, ses réflexions sur la société haïtienne font continuellement des vagues sur les ondes d’une station de radio de Port au Prince et son feuilleton télévisé sur les mœurs de la petite bourgeoisie haïtienne a été adapté au cinéma.
Adam Gesbeau, en proie à un délire Schizophrénique, guette l’ombre à travers la fenêtre de sa cellule et tente d’échapper au regard du père et à l’appel de Dieu. L’espace et le temps s’abolissent, les personnages se dédoublent pour dépeindre une fresque où seuls les fous sont sains d’esprit.
Qui est cette vieille clocharde qui s’offre à tous sur un banc de Port au Prince ? Et ce président pantin dangereux de sa folie destructive ? Et ces têtes coupées, ces masques que ce même président collectionne pour endosser des identités plus supportables ? Et combien de fois peut-on tuer un homme ?
Cette dérive haletante que les personnages de Gary Victor subissent sans un seul instant de répit nous touche au plus profond de nous-mêmes. Serions-nous tous devenus fous ?
Gary Victor ajoute avec ce roman une pierre essentielle à l’œuvre magistrale qu’il construit livre après livre. Il excelle dans une écriture à nulle autre pareille, dictée par l’urgence, frôlant la folie, imprégnée de cette société haïtienne abandonnée aux pires abominations dont l’être humain est capable.