La peinture naïve d'Haïti. Une quête de la nudité.

( Par M. Laennec Hurbon).

 

Laennec Hurbon est né à Jacmel. Il est Docteur en Théologie, Docteur en Sociologie et directeur de recherches au Centre National de la Recherche Scientifique de Paris. Auteur de nombreux livres, romans et essais. ( Voir la rubrique « livres » sur notre site )

Dans la préface de son livre « Le Barbare imaginaire » Editions du Cerf, Laennec Hurbon porte un regard différent du regard habituel sur la peinture naïve d'Haïti. Le tableau du peintre Préfète Duffaut fait la couverture de l'ouvrage .

«  Sur le Malecon » ( la jetée) de Santo Domingo, la plus vieille ville du Nouveau Monde ( 1496) le peuple le plus pauvre du monde expose tous les jours ses entrailles, ses rêves et ses fantasmes. Sur plusieurs dizaines de mètres, en effet, les tableaux naïfs haïtiens, résistant au vent et à la poussière, au soleil et à la pluie, sont étalés jour et nuit, comme un défi à la misère et au mépris. Cette orgie de peinture populaire, que Malraux se flattait de révéler à l'Occident comme l'un des témoignages les plus sûrs de l'intemporel, ne semble être en quête d'aucune reconnaissance. Pas plus que le Jazz, le Calypso, le Blues, et aujourd'hui le Reggae n'étaient d'abord destinés à retentir sur les places publiques des métropoles occidentales. Ce n'est point cependant que les peintres haïtiens soient insensibles à l'accueil que l'étranger fait à son œuvre. Tout se passe plutôt comme si le peintre tentait continuellement d'éviter de tendre un miroir à lui-même et aux « autres ». L'œuvre naïve n'est pas en effet la représentation d'une profondeur enfouie, ni d'un inconscient collectif réprimé. Elle n'a rien à voir non plus avec le remplissement d'un désir caché. Elle n'est pas à déchiffrer comme un rêve. C'est un espace pour le rêve qu'elle commence par produire, ou, si l'on veut, c'est la possibilité même de rêve qu'elle recherche. Possibilité d'écart, de fuite, par rapport à un monde réel : monde faux, artificiel, étranger.

Ainsi, par exemple, la « Ville Imaginaire » d'un Préfète Duffaut , avec ses ponts, ses viaducs, ses routes innombrables ses volumes superposés, n'aboutit pas à une recréation véritable du monde , comme tout semble de prime abord l'indiquer. C'est davantage un dispositif qui est offert à la reconversion du regard. Cette ville qui s'élève sur la mer des Caraïbes entraîne toutes choses, même les paysages les plus coutumiers de la vie quotidienne ( la mer, les montagnes, les arbres , les marchés, les édifices publics) dans une métamorphose incessante, sous la seule intensité des couleurs. Et loin d'énoncer une identité retrouvée, elle ouvre un abîme au coeur même de la société haïtienne par la tentative de replacer et de réinscrire dans tous ses interstices, ce que cette société ne cesse en même temps de repousser et d'exorciser. Nous voulons parler des dieux du Vaudou, ces forces de vie qui traversent tous les êtres, les relient entre eux et les mettent en mouvement. Le peintre les assume, non pas comme l'objet de sa peinture, mais comme les gardiens invisibles et les seuls voyants véritables de son œuvre.

On peut se demander si la peinture naïve ne se détache pas en réalité sur le fond d'une amnésie, d'une perte irrémédiable. Quatre siècles se sont écoulés depuis la conquête du nouveau monde. On dirait qu'il a fallu que le peintre, à l'instar de Térii, le récitant des parlers originel Maoris, que présente Victor Segalen dans les « Immémoriaux » ( Seuil. Collection Points Paris 1983), entreprenne un long voyage vers l'île natale, s'engage dans une nouvelle initiation au cours de laquelle il se remet à l'écoute d'une parole fondatrice, épurée des narrations accumulées sur elle par le conquérant, et revient peu à peu à la nudité. Mais par là même, le peintre naïf ne s'avoue-t-il pas inondé, traqué par le regard de l' « Autre » ? L'œuvre naïve comme utopie d'un recommencement du monde par delà la conquête des Amériques est sans doute une tentative pour dépasser l'opposition du même et de l'autre. En vain chercherait-on le côté transgressif ou subversif de cette peinture qui ne livre que les traces d'un cheminement initiatique. Mais le peintre haïtien creuse en nous l'inquiétude et trouble pour avoir disparu et du cœur de la ville et des frontières. Car dans la ville imaginaire, il n'y a plus ni barbares ni civilisés. Voulant se donner pour le seul monde authentique, réel, le seul qui vaille la peine d'être édifié, la Ville Imaginaire, et, avec elle, la Vision vaudou de la Scène du jugement dernier, qui toutes se déploient dans l'espace caribéen, ne nous livrent pas un nouvel ordre du monde inversé, mais nous renvoient plutôt à l'opposition partout opérante dans la vie sociale, culturelle, politique, et entre civilisé et barbare. Une opposition enracinée dans un imaginaire qui ne s'avoue plus comme tel et auquel on reste facilement aveugle.