Vaudou et histoire

dans les représentations picturales

Metellus Bekens. (L'enfer noir de St. Domingue)


Ce tableau de Metellus Bekens représente l' " Enfer des esclaves " travaillant dans les mines de Saint Domingue (Haïti), Comme dans de nombreuses représentations, le vaudou est présent clandestinement dans cette toile, les signes en sont à décoder, montrant son importance comme élément fondateur et unificateur de la révolte.


Tableau représente au premier regard, dans une atmosphère infernale, des esclaves enchaînés au travail.
A gauche, deux personnages on le regard tourné vers le lointain, à l'extérieur du tableau. Au premier plan, au centre, un feu sur lequel se penche une femme, dans une étrange posture animale. A droite, une table derrière laquelle s'affaire une autre femme. Les chaînes relient les esclaves entre eux, mais certaines son brisées. Au fond, deux croix dressées vers le ciel ou la roche en haut de la mine. Au fond, de petits personnages, des silhouettes, semblent gesticuler. Deux autres sont crucifiés sur les croix. Un petit animal noir circule entre eux en s'éloignant aussi.

Un tableau qui rappelle une cérémonie vaudou ancienne.

Dans cet enfer de feu et de fer, les esclaves ne sont plus tout à fait de simples humains. Ils sont possédés par les puissances surnaturelles qu'ils ont sans doute appelées à eux..
Le parallèle est fait entre un " service " du culte Vaudou et le travail ordinaire des esclaves dans la mine. Les personnages du premier plan, les plus visibles, ne sont pas représentés en transes, comme les initiés lors des cérémonies. Soit parce que ce ne sont pas des initiés, ils n'ont pas été visités par les esprits, soit - et c'est le plus probable - parce que la clandestinité de leurs pratiques aux anciens temps est ainsi suggérée.

L'espace est représenté comme un espace de temple ( Oufo) qui est en même temps l'espace de la mine, situé sous terre ou dans une grotte. ( c'est dans les grottes que les marrons pratiquaient leurs cérémonies secrètes). L'axe du monde surgit au fond sous forme de croix, qui est en même temps la croix du Christ puisque des hommes y sont crucifiés, mais avant tout le symbole de la croisée des chemins, celui du Baron Samdi, esprit vaudou qui préside au culte des morts. ( Lors des enterrements, les porteurs de cercueils doivent faire semblant de se tromper de chemin, afin que le mort ne puisse plus retrouver la route qui risquerait de le ramener à la maison, c'est à dire à sa condition d'esclave, le privant ainsi de la route du monde des esprits. L'esclavage est une sorte de mort.)

La croix : l'ambiguïté symbolique.

Les esclaves cloués sur la croix portent discrètement le foulard rouge qui est le foulard mythique des prêtres du vaudou et des initiés. Ce sont donc peut-être des prêtres (Oungan) ou des prêtresses ( Manbo) qui son symboliquement sur la croix : rappel sans aucun doute des longues et diverses persécutions qui ont jalonné l'histoire de cette religion. Ce tableau se situe donc entièrement sur le plan symbolique.
Ces petites silhouettes au fond, dans la lumière, accompagnés d'un chien noir [ le chien est comme dans l'Egypte ancienne " l'ouvreur de chemins "] sont des esclaves qui s'en vont vers la liberté, quelle qu'elle soit. Ils sont entre vie et mort, entre deux mondes et semblent ne plus savoir quel chemin choisir. Esclaves libérés par la mort ? Société désemparée après avoir conquis sa libération ? Martyr des déportés ? Transe occasionnée par l'arrivée des esprits ? S'ils se trompent de chemin, ils se pourraient qu'ils reviennent …les Zombis, morts vivants, reviennent hanter le monde des vivants, ils n'ont plus aucune volonté et le sorcier les ramène au champ où ils travailleront : ils seront redevenus esclaves. Au moment où les chaînes sont brisées, et ne maintiennent plus les esclaves qu'entre eux, il ne faut pas se tromper de chemin. Les zombis sont des personnes que des sorciers ont amenés à une fausse mort, par la magie et le poison, et qui, tirés de la tombe, ont perdu une de leurs âmes, ou " petit bon ange ". Ils sont privés de volonté et subissent le fouet du sorcier qui les mène travailler aux champs. Leur seconde âme, " gros bon ange ", leur permet d'être conscients, mais sans réaction. Ils sont des morts-vivants.

Présence des esprits.

L'esprit Ogou Feray, Lwa des forgerons, du feu et de la guerre, qui a pour emblème le sabre ou la machette des tribus Yoruba du Nigéria. ( Rite Nago africain) Les animaux préférés de ces Lwa sont le taureau noir ou le bélier noir et le coq rouge ( qui est aussi celui des Gédés, Lwa de la mort) . ( Papa Legba le gardien des clés, de l'entrée des temples est aussi présent : il est l' ouvreur de chemins - vers la liberté, vers un autre monde ? - il est toujours sollicité en premier dans les cérémonies.)

Dans ce monde où la mort règne, ( l'espérance de vie des esclaves était de 8 ans !) les esprits des morts sont présents : les Lwa appelés Gédés, dont le chef est Baron Samdi et le symbole constitué de deux V entrecroisés, qui figurent leur nature androgyne.

Ogou Feray : Lwa des forgerons, des combats

La composition d'ensemble, triangulaire du tableau présente d'autres analogies avec le Vèvè ( dessin symbolique ) d'Ogou Feray : croix surmontant un triangle.. Les sabres ou machettes rappelées par les bras des femmes , la croix , les V entrecroisés, le long des croix, ou dessinés par les bûches au premier plan, ou encore dans l'ombre double des pieds de la table. Sa couleur est le rouge, son signe et son logis : le feu.

Une femme à droite semble s'affairer à fabriquer des objets dont on ne voit pas la forme. Devant cette femme, ces objets sont peut-être un rappel les paquets magiques (Wangas) confectionnés pour accueillir les Lwa et ainsi, agir sur le monde en utilisant leur pouvoir. Ces paquets qui pouvaient donner la mort aux maîtres ou jeter des sorts étaient redoutés. Certains étaient réputés rendre les révoltés invulnérables.
La femme, au centre, a pris symboliquement la forme d'un taureau noir ou d'un bélier noir ; elle va grâce à la puissance du feu ( Ogou Feray) briser les chaînes.. Le Lwa Ogou Feray a, dans ses attributions, dans le panthéon vaudou, la lutte contre la misère. Autre animal symbolique d'Ogou feray , un coq rouge est dissimulé dans le décor.( En haut à droite)
Lorsqu'un initié reçoit la visite d'un esprit, on dit que celui-ci entre dans son corps et le " chevauche ", à la manière d'un cavalier. Deux des personnages du premier plan ont au poignet un anneau. L'anneau, depuis la mythologie grecque est le symbole de la fidélité : Prométhée, qui avait trahi les dieux en donnant aux hommes le feu, fut enchaîné à un rocher : un aigle venait chaque jour lui dévorer le foie. Libéré, il conserva au doigt un anneau, avec une pierre qui rappelait son supplice sur le rocher, et la fidélité qu'il avait jurée aux dieux. Lors des cérémonies Vaudou, les esclaves marrons juraient la fidélité ou la mort aux combattants pour la liberté. (Serment de bois Caïman)

Le sang et la mine.

Le rouge est un rappel du sang, très présent dans les cérémonies Vaudous où un animal consacré aux différents Lwa est sacrifié. ( Coq, taureau, bélier, chèvre, chien…) Les tambours sont souvent faits d'un bois rouge " qui a bu beaucoup de sang ") , les initiés trempent leurs mains dans ce sang de l'animal et dessinent sur leur front une croix. L'animal offert symboliquement aux Lwa est présenté aux quatre points cardinaux, et devient alors en même temps le sacrificateur (initié et commanditaire de la cérémonie) qu'il remplace. ( Telle Iphigénie, sacrifiée à Diane par son père Agamemnon, mais qui fut dans certaines légendes, remplacée au dernier moment par une biche…) Un lien est donc noué entre la mort, le sang, les esprits, à travers le rite Vaudou.

Vaudou et liberté.

Les personnages de gauche, le regard tourné vers l'extérieur de la composition, attendent moins l'arrivée des esprits invoqués que l'heure de la libération, car les Lwa arrivent par le poteau-mitan représenté par les croix, qui est aussi le signe du Baron Samdi, chef des esprits Gédés. Les deux personnages ont l'air de tendre l'oreille ou de scruter l'extérieur : peut-être entendent-ils le son de la conque marine, ( ou lambi ) objet mythique dont les esclaves évadés se servaient la nuit pour appeler leurs frères. Les chaînes qui se brisent sont une allusion à ce moment attendu. ( Voir Vaudou et persécutions. Histoire Société et Religion )

La vie, la mort. La croisée des chemins.

Les esclaves, parmi lesquels les suicides étaient nombreux, pensaient par ce moyen échapper au monde terrestre et à leur condition de vie inhumaine. C'était le moyen d'échapper au pouvoir des maîtres, qu'ils pensaient supérieur au leur, puisqu'ils les avaient capturés. Sous le feu central, les bûches composent le signe reconnaissable d'Ogou, Lwa de la croisée des chemins, entre le monde terrestre et le monde surnaturel, mais aussi entre le monde de la vie et celui de la mort. Les deux symboles ne font plus qu'un. Le domaine d'Ogou est le feu, mais il est connu pour sa vaillance guerrière, son courage. A travers le culte d'Ogou, les révoltés esclaves galvanisaient le courage de leurs troupes..
Le chien noir au fond du tableau pourrait représenter l'un des molosses dressés à tuer par les maîtres, qui pourchassaient les esclaves marrons et ramenaient l'une de leurs mains pour justifier de leur mort.. Mais il est ici petit, donc impuissant. Il n'est peut-être qu'un souvenir. D'ailleurs ce tableau ne veut pas représenter la réalité. (Metellus Bekens utilise souvent dans ses représentations le codage ancien qu'on trouvait dans les tableaux du 15ième siècle : la place, la taille, les attributs identifient les personnages et désigne leur importance dans le tableau ) Il pourrait être aussi la figure symbolisant la condition même des esclaves ou encore l'âme de l'animal sacrifié. C'est cette dernière solution qui est la plus probable : Bekens n'a pas représenté ces mâtins de Naples ou dogues qui possèdent une silhouette beaucoup plus massive. Le chien d'autre part se trouve avec des personnages qui ne sont pas représentés en noir comme ceux du premier plan. Or il est, lui, représenté en noir. Il est sans doute l'âme du chien, destinée au sacrifice, qui va vers le poteau mitan accueillir les Lwa. C'est le chemin par lequel ils arrivent de l'autre monde, qui est le leur. Devant le V noir au sol, le chien arrive lui aussi à la croisée des chemins : il est donc mort


Histoire et surnaturel

La cérémonie de préparation des objets magiques, comme les objets eux-mêmes se nomme " travail ". Les esclaves sont donc " au travail ", mêlant les gestes de la forge à ceux de la cérémonie. Les représentations du Vaudou sont toujours ambiguës, secrètes. C'est le rappel de la clandestinité du culte des premiers temps. Rappelons que dans l'étymologie du mot travail, en latin " tripalium " il y a l'instrument de torture à trois pieux qui portait ce nom.
Le présent se mêle au passé et au futur, l'histoire est envahie par les puissances surnaturelles. Cet univers concentrationnaire, infernal, s'ouvre, au fond, dans une lumière violente, sous le regard symbolique représenté par un œil, sans doute celui du grand maître, ( destin ou providence, ou Dieu) inaccessible sans la médiation des Lwa.. Le monde terrestre est en communication avec le monde surnaturel, et avec celui des morts. Histoire tragique, société, religion… Metellus Bekens à travers cette composition " à lire " d'où se dégage une grande violence, tisse des liens secrets qui fusionnent le temps, l'espace et les mondes surnaturels retrouvant les " tableaux à lire " du Moyen Age. Le peuple haïtien est illettré à 90%.